Voilà bien longtemps que je ne me suis penchée sur un cep pour en cueillir les grappes.
Voilà bien longtemps que je n’ai partagé ces moments de promesse, promesse de vin nouveau, de meilleure fortune.
J’ai commencé tôt à vendanger. J’avais neuf ans quand ma mère me mit des sécateurs en mains et m’invita à la suivre de rangée en rangée, elle traînant le seau trop lourd pour mon jeune âge.
Que j’ai aimé ce temps !
Dès 6 heures, elle préparait le “sarro” pour la famille. Mon père y ajoutait la bouteille de rouge, contrôlait les comportes préalablement mises à tremper pour en parfaire l’étanchéité, aiguisait serpes et sécateurs.
La rosée du matin mouillait notre ventre ceint pour l’occasion d’un large tablier et dès les premières chaleurs du jour, nos doigts se collaient, empreints de ce suc si sucré qui s’écoule des grappes. Parfois quelqu’un criait : mince ! la vilaine coupure. Un bout de sparadrap et hop on repartait.
La colla (l’équipe de vendangeurs) s’ébranlait, faisant de vives taches mobiles sur le vert de la vigne. Le bruit métallique des seaux allant de cep en cep, les bavardages futiles, le chant de quelques-uns s’élevant de la terre, et puis l’éclat de voix qui dénonce en riant celle ou celui qui oublie une grappe.
La moustisse, la moustisse ! Voilà la punition. Arrivé par derrière, un vendangeur hardi écrase avec application des grains de Carignan, le plus vermeil des cépages, sur le visage de l’étourdi déjà cramoisi par la honte.
Aussi je m’attachais à ne laisser aucun grappillon dans mon sillage fût-il encore vert.. La moustisse n’était pas seulement un châtiment, mais aussi une façon chez le jeune garçon de marquer son intérêt pour une vendangeuse, comme pour l’inviter à une bacchanale.
Les plus grands vignobles faisaient souvent appel à une “mousseigne”. C’est ainsi que l’on nomme la cueilleuse en chef qui donne la cadence. J’ai le souvenir d’une vieille Andalouse toute vêtue de noir aux mains aussi noueuses que les ceps qu’elle dépouillait avec célérité. Elle courait loin devant nous dans la vigne, animée par sa rage de vaincre la misère qui l’avait amenée ici. Malgré la vigueur de mes 18 ans, le soir venu, j’étais exténuée.
Vendanger à Banyuls était un vrai plaisir même si nous étions obligés de grimper de murets en murets. La Méditerranée à nos pieds, le décor fabuleux des Albères plongeant dans l’azur de la mer. Nous tenions dans nos mains tout l’or du vigneron, précieux résultat d’une dure année de labeur.
Aujourd’hui, l’innovation mécanique a envahi les vignes de la plaine désertées par l’humain. Semblable aux monstres de Steinbeck, la machine avance entre les rangs impeccablement calibrés, aspirant le raisin, insensible à la joie simple que procure la saison des vendanges.
Voyant cela, je pense avec regret à la vieille jument “Biche”. Percheronne docile, elle tirait le traîneau de bois sur le sol caillouteux de la vigne, pour en sortir les comportes juteuses. Deux par deux. Je m’agrippais alors à l’une d’elles et debout sur l’attelage, tel Ben-Hur sur son char, je me laissais porter ainsi, épousant les ondulations du terrain.
Autres temps, autres moeurs.
Pour vous guérir de cet accès de nostalgie, allez donc à Banyuls sur mer. Vous y rencontrerez quelques épicuriens prompts à lever le verre pour fêter dignement ce temps aimé de nos vendanges.
Fête des vendanges du 9 au 13 octobre 2019 Banyuls-sur-Mer
Sarro : besace.
J’adore comment tu racontes. Cela m’a fait une bouffée de nostalgiques souvenirs. Mon grand-père paternel, lui aussi avait des vignes et c’était aussi un excellent boulanger, à Espira. Comme j’aime ces jours de mon enfance!
L’autre grand-père, Séverin, possédait quelques vignes du côté d’Oms. Il n’habitait plus le mas, ayant émigré vers la plaine, plus facile à vivre, mais a longtemps gardé le mas, les vignes et des parcelles de bois avec des noisetiers et des chênes. Oh, c’était une sacré expédition quand toute la famille partait pour les vendanges à Oms! J’aurais des tonnes de belles choses à raconter…Si on pouvait filmer les souvenirs qui restent dans notre mémoire….
Un bien joli texte pour une bien jolie histoire… Un souvenir touchant.
Si les vendangeuses… Ces grosses machines… envahissent la plaine, ce n’est pas demain que nous les verrons sur les raides couteaux de Banyuls… Heureusement…
Je les aime ces ceps de vignes noueux qu’ils sont mariés à la terre…
Profitons de nos beaux côteaux qui gardent cette authenticité 💖
Oui, c’est une belle histoire que celle des vendanges d’autrefois.
Si la mécanisation allège aujourd’hui la pénibilité des vendanges, elle suscite aussi avec poésie la parole et réveille les souvenirs de celles et ceux qui ont vécu cette époque en faisant revivre le métier de vendangeur pour des personnes qui, comme moi, connaissent peu le travail de la vigne.